25 septembre 2009

Le tigre bleu de Versailles

Il n'y a pas de rêve éveillé qui mérite d'être oublié. Rares sont les occasions qui me font sortir de la routine. Mardi dernier fut une exception grâce à une amie qui me parla d'une soirée de lecture publique en compagnie de Laurent Gaudé dont j'avais lu deux excellents romans (Le Soleil des Scorta et La porte des enfers, que je recommande), je fus partante et elle s'occupa des réservations (l'ennui avec le théâtre, c'est qu'il faut s'y prendre à l'avance, et que je ne suis jamais certaine d'être disponible le moment venu). Chose prévue, spectacle vu. C'était la première fois que j'assistais à ce genre de performance : une lecture par l'auteur lui-même, il s'agissait de sa pièce de théâtre Le Tigre bleu de l'Euphrate. Alexandre le Grand, mourant dans sa chambre, congédie sa suite afin de se retrouver face à la Mort. Il passe en revue ses conquêtes, affronte ses souvenirs, évoque ce qui le poussa à conquérir les terres vers l'Inde, aussi loin que la faim et la soif ont rassasié son désir. Restera à jamais, le souvenir mi rêve, mi réalité de ce tigre bleu aperçu un jour au bord du fleuve, qui indiquait peut-être le chemin de l'éternité. La voix de Laurent Gaudé clame, claire et déterminée le texte légèrement raccourci pour l'occasion. Après la lecture, Laurent Gaudé a répondu aux questions d'Alain Gottvalles, de l'association Paroles d'encre et aux interrogations des auditeurs les plus inspirés (et les moins timides) avant d'entamer la (traditionnelle ?) séance de dédicaces, à laquelle je ne désirais pas participer a priori, mais que j'ai stoïquement rejointe (après avoir acheté un livre). Durant l'attente, je me suis montrée particulièrement opiniâtre quant à l'idée de faire quelques photos, au grand amusement de dames qui me voyaient à l'oeuvre (quand je veux quelque chose, je n'ai plus aucune pudeur ni honte). Mon tour arrivant, j'ai pu constater l'extrême gentillesse de Laurent Gaudé, à l'écoute de chaque lecteur (moment impressionnant et terriblement intimidant !).

20 septembre 2009

Parfum de glace - Yoko OGAWA


Le livre


  • Date de Parution : 1998
  • Titre original : Kōritsuita kaori
  • Traduction par Rose-Marie Makino-Fayolle
  • Editions française : Actes Sud, collection babel
  • 300 pages

Le sujet
Japon. Après la mort d'Hiroyuki, surnommé Rooky, 30 ans, son amie Ryoko découvre qu'elle ignore tout de son passé. Qu'il avait un frère, qu'il était un génie en mathématiques depuis sa plus tendre enfance passée à remporter des prix que sa mère, obsédée, continue d'entretenir dans une sorte de dévotion mystique, qu'il était un patineur hors pair et qu'il allait se produire à son insu dans une patinoire. Coupant les ponts avec sa famille, il était devenu parfumeur, et lui avait offert quelques jours avant de se suicider un flacon de parfum qu'elle emporte avec elle dans un pélérinage jusqu'à Prague, et dans lequel elle puise la force de sa mémoire.

Le verbe
Il m'avait offert un parfum composé pour la première fois à mon intention. Il me l'avait promis depuis longtemps. Chaque fois que je lui demandais, il disait en fronçant les sourcils d'un air gêné :
- Ce n'est pas si simple, tu sais. Il faut que je te connaisse plus en profondeur.
Il lui avait donné le nom de Source de mémoire. La fine bouteille en verre translucide, toute simple, était asymétrique, avec des inclusions de petites bulles. Quand on l'exposait à la lumière, on avait l'impression que ces bulles flottaient à l'intérieur du parfum. Contrairement aux bouteilles plus grossières, le bouchon transparent était finement ciselé. Selon un motif de plume de paon.
- Le paon est le messager du dieu de la mémoire, avait-il dit en enlevant le bouchon avant de glisser ses doigts dans ma chevelure pour déposer une goutte de parfum derrière mes oreilles. (p.12)
Mon complément

Cette fois encore, Yoko Ogawa nous prend par la main, pour nous mettre en confiance, et après on ne veut plus la lâcher. Dans ce roman nous partons pour la République tchèque, et plus précisément pour Prague car après un séjour dans cette ville l'année de ses 16 ans en compagnie de sa mère, Hiroyuki n'a plus jamais été le même. Que s'est-il passé là-bas ? Ryoko veut le découvrir. Elle devine que la clef du mystère est là.

Il y avait déjà des gens sur la place. Les terrasses des cafés étaient ouvertes et des pigeons picoraient les miettes aux pieds des clients. Des groupes de jeunes qui avaient sans doute rendez-vous étaient assis sur les gradins du socle de la statue de Jan Hus. Le soleil matinal éclairait l'horloge astronomique de l'hôtel de ville tandis qu'en face Notre-Dame-de-Tyn était encore plongée dans l'ombre.(p.78)
photo Antony Vesque avec sa permission
Ce retour en arrière pour tenter de comprendre qui était Hiroyuki, et surtout, découvrir pour quelle raison il a rompu avec son ancienne vie, mène Ryoko à l'intérieur d'une étrange grotte dans laquelle se promènent des paons que surveille un gardien bienveillant. Le séjour dans cette grotte permet à Ryoko de surmonter l'épreuve de l'absence. Mais cette grotte n'est-elle pas la représentation de ce parcours intime, prenant sa source dans d'infimes détails, se nourrissant de la capture de tous nos sens y compris l'inconscience ?
J'ai pensé à la mémoire que Rooky portait. J'ai pensé à moi qui n'étais pas perdue dedans. Alors que la sensation sur mon épaule était douce, elle ne me consolait pas. J'avais l'impression qu'elle me poussait à me lamenter encore plus.
- Vous voulez bien rester comme ça encore un peu ? dis-je.
- Autant de temps que vous voulez, répondit le gardien.
Notons les anagrammes Ryoko et Rooky de nos deux amoureux, comme s'ils étaient liés dans une combinaison universelle et pour l'éternité.

Un livre merveilleux qui porte sur la destinée, ou comment les enfants peuvent progresser devant l'exigence, ou l'absence, de leurs parents, et aussi la folie, ou comment l'intransigeance, la perfection, peut conduire à l'aversion et au dégoût de soi, de ses capacités, et de sa raison d'être. Car nous sommes au fond si fragiles.

12 septembre 2009

Pourquoi j'ai mangé mon père - Roy LEWIS

Le livre
  • Editions Magnard "Lycée"
  • 187 pages
  • Date de Parution : 1960
  • Titre original : What We Did to Father (également : "the evolution man", "What we did to father" ou "How I ate my father")
  • traduction par Vercors et Rita Barisse
Le sujet
Ouganda. Pléistocène. Ernest, un jeune pithécanthrope conte l'histoire dont il est le témoin et raconte la vie presque au quotidien de sa famille :
  • son père : Edouard, l'homme de science qui veut faire progresser l'homme,
  • ses oncles : Vania, l'oncle qui aime tant ses arbres qu'il n'arrête pas de vouloir y retourner et Ian, l'oncle voyageur qui va en Chine et en France,
  • et ses frères : Alexandre le peintre, William le dresseur d'animaux domestiques, Toby le sculpteur et Oswald le chasseur.
Le verbe
La caverne était occupée. Depuis longtemps huit ou dix ours et oursons y vivaient en famille. A présent, ils nous regardaient venir à eux, complétement médusés. A peine s'ils pouvaient en croire leurs yeux, de nous voir leur apporter nous-même leur déjeuner à domicile. Puis père, tout d'un coup, jeta des brandons enflammés. (p.44)
Mon complément
Nous découvrons avec amusement les pensées du narrateur, Ernest, qui, sur un ton humoristique, relate son mode de vie, de pensées et les péripéties induites par l'arrivée du feu dans sa famille. Le personnage le plus original étant, de mon point de vue, Edouard, le père, celui qui a toujours en lui l'idée d'aller plus loin.
- Que cela vous serve d'exemple, grands cornichons que vous êtes. Faites marcher vos cervelles ! Il nous reste beaucoup à réfléchir, dit-il sentencieusement, encore plus à apprendre, et un très long, très long chemin à parcourir. Mais pour aller où ? murmura-t-il d'un ton soudain songeur. That is the question.
Vous voyez le genre. Et c'est ainsi durant tout le livre : des références littéraires, scientifiques. Des notions avant gardistes, celles sur l'énergie (atomique ou nucléaire) n'étant pas la moindre puisque, lorsque le père rapporte le feu depuis le volcan en le transmettant d'un morceau d'arbre à un autre et ainsi de suite, plus de six cent fois, sa famille lui demande s'il pourra toujours le contrôler... Très amusant aussi le passage où l'oncle Ian raconte son passage en France :
Ils ont le crâne, à ce qu'on dirait, tout boursouflé par la cervelle, par dessus les oreilles. Et ils vous taillent de ces silex ! A mettre en vitrine, mon vieux ! Le plus marrant, c'est les idées qu'ils ont. Ca leur vient des longues nuits qu'ils passent dans leurs cavernes, à rêver et à se raconter des histoires.
- Quelles sortes d'idées ? demande père.
- Ca, je te dirai, c'est trop métaphysique pour moi. Moi j'suis plutôt du genre pratique. Par exemple, ils enfouissent leurs morts dans la terre.
- Oh ! dit père, quel gaspillage !
- A leurs yeux, c'est le contraire, dit oncle Ian.
De nombreuses références aussi aux guerres : si l'homme se bat, c'est pour garder une terre qui lui offre de la nourriture.
De caverne en caverne, et non sans mal, j'ai fini par atteindre la Palestine. C'était en pleine bagarre.
- Entre qui ?
- Entre immigrants d'Afrique et néandertaliens.
- Pas assez de gibier ? demanda père.
- Que si ! Tout abonde dans ce pays, il pisse le lait et le miel. Mais il y a quéque chose dans l'air qui vous rend agressif. Ils se battaient et s'appariaient. Drôle de jeu.
- C'est plus ou moins la même chose, dit père. Mais il faut surveiller ça : en plein pleistocène, des singes velus qui se croisent en Palestine avec des singes pelés, savoir ce que ça va donner ?
- Des prophètes barbus vivant de miel et de sauterelles, m'aventurais-je à dire.
A la fin du livre, il y a de nombreux exercices dont l'un consiste à trouver un autre titre au roman. L'autre métier de Roy Lewis (1913-1996) était celui d'anthropologue ; ses deux hobbies lui ont permis de formuler dans ce livre, un subtil mélange entre instruction et humour, anglais of course, puisque nos hommes préhistoriques ont un langage rafiné, des réflexions anachroniques philosophiques (d'où venons-nous, où allons-nous, que faisons-nous là ?). Le personnage le plus abouti et le plus sympathique est à mes yeux Edouard, le père, qui est conscient de son état, et qui se démène pour accélérer son évolution.

04 septembre 2009

Mockingbird - L'oiseau d'Amérique - Walter TEVIS

Le livre

  • Date de Parution : 1980
  • Titre original : Mockingbird
  • Editions Gallimard / Folio SF
  • traduction par Michel Lederer
  • 386 pages
  • Très belle préface par André-François Ruaud


Le sujet
New York, 2467. Les hommes (sur)vivent dans des mégapoles automatisées, assistés par des robots plus ou moins évolués. Conditionnés et drogués dès leur plus jeune âge, les humains vivent leur pleine individualité, mais ils ont perdu quelque chose de leur ancienne nature : la Foi et le Désir. Un homme se démarque alors, le seul à savoir lire car la lecture a depuis longtemps été interdite car jugée trop intime. L'histoire pourrait peut-être recommencer à rêver...

Le verbe
Elle me contemple comme si elle n'allait pas me répondre. Bien entendu, il lui suffirait de hausser les épaules, de fermer les yeux et l'Obligation de Politesse me contraindrait à la laisser seule. On ne peut pas s'immiscer ainsi impunément dans la Vie Privée d'autrui. (p.57)
Mon complément
Ce livre m'a été chaudement recommandé et prêté par un membre de ma famille. Il végétait depuis au moins un an dans ma "pal" quand je l'en ai ressorti, poussiéreux, comme les livres dont il est question dans ce roman. Comme l'annoncent les lettres "SF" de la couverture, il s'agit de "science-fiction" et pourtant, il s'agit d'une merveilleuse aventure des livres perdus.

Car nous sommes dans un temps où l'humanité vit dans un monde réglé par des robots pourtant incapables de réparer les machines déréglées : ils sont en fait inaptes à réagir à un événement non programmé. Ainsi, plus aucun grille-pain ne sort de l'usine, et aucune naissance n'a eu lieu depuis 30 ans, tout cela à cause d'un "dérèglement" de la machine.

Si le temps se compte en couleur, un jaune équivaut à 6 mois, l'humanité est pourtant grise et moribonde. Mais elle se fout du cafouillis des machines qui les encadrent puisqu'elle dispose de tout ce qu'elle désire : les petites pilules de drogue à volonté, la télé gratuite, et du crédit sur sa carte pour acheter le nécessaire vital.
Je regardais la télé après le dîner jusqu'à l'heure du coucher et quand je m'endormais, je rêvais de Télé : violente, hypnotique, de quoi occuper en permanence nos esprits désincarnés.
Un jour le timide professeur Bentley monte à New York : il sait lire et il est le dernier de la race à connaître cette ancienne aptitude. Il a appris tout seul grâce à de vieux livres de maternelle. Il est embauché par Spofforth, le robot le plus évolué, qui lui demande d'enregistrer les sous-titres des vieux films. Consciencieux, Bentley découvre les films et améliore sa lecture. Un jour, il rencontre Mary-Lou, qui vit en marge de la société, et il se prend à imaginer qu'ils puissent vivre comme les couples des films qu'il regarde :
Nous sommes constamment ensemble. On dirait parfois Douglas Fairbanks et Mary Pickford, sauf qu'ils étaient, eux, trop bien élevés pour avoir des rapports sexuels.
Il n'y a pas du tout de sexe dans les vieux films, même si beaucoup de gens vivent ensemble de façon immorale. Le Porno, du genre de celui qui est normalement enseigné dans les cours Classiques, n'avait, semble-t-il, pas encore été découvert, ainsi que la Télé, à l'époque où ces films muets avaient été tournés.

Avec Mary-Lou, Bentley voudrait revivre comme avant, avec des sentiments.
Je lui ai acheté des fleurs, à un distributeur automatique. Des oeillets blancs comme ceux que portait Gloria Swanson dans Queen of them all.
Mais c'est sans compter sur Spofforth. Fabriqué sur le modèle d'un homme très intelligent, le robot le plus évolué est aussi immortel.
Spofforth avait été conçu pour vivre éternellement et ne rien oublier. Et les hommes à l'origine de ce projet ne s'étaient même pas interrogés sur le drame qu'une telle existence pouvait représenter.
Spofforth désire mourir.
Laisse-moi te raconter. Depuis plus d'un siècle, à chaque printemps, je remonte la Cinquième Avenue jusqu'à l'Empire State Building, je grimpe au sommet et j'essaye de sauter. C'est devenu, je suppose, une espèce de rite sur lequel toute ma vie est centrée.

Dans l'espoir de récupérer les souvenirs qui ont été effacés de sa mémoire, notamment celui d'une femme, Spofforth se met en tête d'habiter avec Mary-Lou et fait emprisonner Bentley. Ce dernier devra affronter son propre désir de vivre et faire confiance en ses capacités de survie.

Nous suivons le destin de trois personnages principaux : Spofforth le robot frustré, Bentley le lecteur amoureux et Mary-Lou, la rebelle. Nous sommes très proches de Bentley qui écrit son journal, et qui témoigne d'une humanité après ce que l'on devine comme un accident nucléaire.

Ce livre est en quelque sorte l'odyssée de Bentley à travers une Amérique du futur, dans laquelle il sera accompagné par un chat et ses livres, trainant avec lui ce leitmotiv qui donne aussi le titre original du roman :
"Seul un oiseau moqueur chante à l'orée d'un bois"
Mimus polyglottos - Northern Mockingbird

Les livres dans le livre
Beaucoup de livres sont mentionnés, j'en ai choisi quelques uns :
  • "Dictionnaire"
  • Jeunesse de Conrad
  • les poèmes de TS Eliott
  • Lady Macbeth
  • Autant en emporte le vent (à mon avis Walter Tevis ne devait pas beaucoup aimer ce livre car Bentley n'arrive pas à le finir).