19 juin 2007

Dans la trousse

Ce billet aurait pu tout aussi bien s’intituler "de l’amitié".
Je remonte le temps, comme souvent, non par ennui ou chagrin ou regret, mais par bonheur. Marie-Christine notre (ma chère) professeur de dessin, nous avait lancé un défi (bien que pour moi l'évènement était plutôt un jeu). Il fallait dessiner une planète et son "habitant" et pour cela, nous devions utiliser le contenu de notre trousse. Voici le résultat :


Mélange de gouache et d'encre de chine, des ciseaux (cela veut dire quelque chose docteur ? j'espère ne pas être une psychopathe en puissance !). Et voici celui qu'Isabelle (ma Isa) m'a donné à l’époque car elle voulait le jeter et je m'y suis formellement opposée.


Je l'aime son dessin, je le trouve beaucoup plus réussi que le mien !

Oui, j’ai conservé quelques dessins de ma jeunesse, qui n’ont pour valeur que ce que j’ai dans le cœur. Isa m'a dédicacé le sien ("à mon amie etc..."). Lire au dos les quelques mots de sa main me renvoie à ce jour, à cette époque. Nous avons 12-13 ans, traînions des rires étouffés d’ado derrière le dos de nos professeurs masculins ; je rappelle que nous étions dans une école de filles, les "garçons" étaient donc pour nous d’étranges phénomènes que nous ne nous lassions pas d'observer - à distance !

Isa et moi sommes amies depuis toujours. Plus précisément depuis nos 4 ans, ce qui revient à la même chose. L’amitié c’est une chose assez rare. Elle tient à beaucoup de patience, à une certaine connivence surtout, c’est en tout cas ce que je retiens.

Nous habitons dans des régions différentes. Parfois, nous ne nous voyons pas pendant des années. Nous nous écrivons très rarement, oubliant souvent nos anniversaires. Hélas, elle ne connaît rien à Internet et reste une irréductible, laissant à son mari le soin de manipuler les mails que j'envoie et d'y répondre. Malgré ma hantise du téléphone, je l’appelle si j'ai besoin de l’entendre. Elle est souvent là, malgré ses horaires "décalés". D’un bon, nous remontons quelques morceaux de temps. Nous raccourcissons les derniers mois. Notre monde devient anachronique : les choses se disent dans une confusion de témoignage : hier, l'année dernière, le mois prochain... Les mots s’échangent dans une urgence parfois hystérique quand nous rions à notre bout de fil. Je suis heureuse de l'entendre. Le temps passe jusqu’à l’arrivée prévisible de nos progénitures qui finissent par écourter la conversation (car les enfants détestent voir leur mère au téléphone ! Je crois qu'ils trouvent cela insupportable…).

Malgré nos échanges en pointillés, Isa est toujours là. Fidèle, rassurante, énergisante, amusante, émouvante. Je me demande souvent si je m’accroche à sa présence par peur de vieillir, d’oublier ce que nous avons (ce que j'ai) été. Mais non. Je suis certaine que non. Je pense à elle car elle est en moi.

Et quand je regarde nos dessins, je suis encore en train de fouiller dans ma trousse à la recherche d’une inspiration, je mordille mon crayon de papier, je place mes ciseaux avec application, je découpe avec impatience d'étranges silhouettes. Je prends de la distance avec ce qui me lobotomise. Je coupe à vif dans le tracé tranquille de mes habitudes. Je remodèle le temps qui passe. Et toute ma vie m'aide à le remonter.

14 juin 2007

Titus d'Enfer - Gormenghast et Titus errant de Mervyn PEAKE


Avis aux lecteurs, ce billet est exceptionnellement long, peut-être destructuré, aussi vous pardonnerez d'avance ma verve, car j'ai tenté de synthétiser au mieux ce que j'ai vécu de cette histoire tout au long des longues semaines qui viennent de passer (car certes, je lis, mais il se trouve que je travaille et que je vis avec ma famille avant toute chose). Ayant terminé ma lecture, entre 2 et 6 heures ce matin, je m'empresse d'éditer mon compte-rendu maladroit mais sincère.

Premier tome : Titus d'Enfer
Titre original : Titus Groan – 1946
L’action se déroule dans et autour du château-labyrinthe de Gormenghast (le lieu frappé d’horreur sanglante), la propriété des contes d’Enfer. Un château démesuré, à l'architecture improbable, aux pièces innombrables, sculpté depuis des siècles à flanc de montagne dans un pays et une époque indéfinis.

Autour de Lord Tombal, le 76ème comte d'Enfer, vivent son épouse Gertrude, une gigantesque rousse, entourée d’oiseaux et de chats blancs, sa fille Fuchsia, enfant solitaire et sauvage, son fils Titus, le 77ème conte qui vient au monde au commencement de l’histoire, Cora et Clarisse, les deux sœurs jumelles et folles de Lord Tombal. Cette famille est soumise aux rites ancestraux, dûment rappelés à chaque seconde par Grisamer le maître des cérémonies. Finelame, un jeune apprenti de 17 ans s’échappe des cuisines et à force de ruses, réussi à s'introduire dans l'entourage des seigneurs. Rebelle contre les institutions, il organise l’incendie de la bibliothèque de Lord Tombal, provoquant la mort de Grisamer et la folie du conte qui, dépressif, finit par se prendre pour un hibou, au point de s’offrir en sacrifice à leur bec. Craclosse, son serviteur, est banni de Gormenghast et finit par s’installer dans la forêt (nous le retrouvons dans le 2ème tome). Il y a aussi le docteur Salprune et sa sœur Irma, vieille fille égocentrique qui passe ses journées à se regarder dans le miroir en attendant de trouver un mari. Il y a des choses vaines et jubilatoires : des mets les plus délicats à peine remarqués par les convives et que personne ne mange, des secrets fantastiques et surprenants qui finiront par rejoindre les limbes de l’oubli, sans carte pour les retrouver. Gertrude refusant de voir son fils avant qu’il n’ait 6 ans, engage une femme du village, Kéda, qui vient de perdre son bébé. Le village, construit à l’ombre de Gormenghast est habité par un peuple d’indigents vivant de la charité du château, un peuple dont la fonction principale est de sculpter des œuvres dont les plus belles, élues une fois dans l'année, finiront dans le musée du château où personne n’entre jamais.

Le regard n’a pas de recul. S’y reflète une mouche, une demoiselle ou un cheval avec une immédiateté violente qui exclut tout jugement. Et la mouche, le cheval ou la demoiselle sont reflétés avec un essaim de rêves et de hantises, car ce qui obsède le cœur flambe et transforme la vision, rejetant dans l’ombre l’essentiel de la vie.
...
J'ai une pierre précieuse pour toi, ma chère enfant. Figure-toi que j'ai vu des diamants, oui, des diamants dans tes beaux yeux quand tu es sortie en coup de vent de la chambre de ta mère. Aussi je vais te donner une pierre, un pendentif, peut-être un peu moins brillant mais plus lourd, afin de contrebalancer l'éclat de tes larmes, si jamais la fontaine ne se remettait à jaillir.


Deuxième tome : Gormenghast
1950
C’est à partir du 2ème tome que le nombre des personnages prend de l'importance. Titus entre à l’école car la tradition veut qu’il soit traité comme tous les autres enfants. A l’occasion d’une fugue dans la forêt, Titus rencontre une créature, mi fille - mi oiseau. C’est en fait la fille naturelle que Kéda, sa nourrice, a eue lorsqu'elle est revenue dans son village. Après la naissance de sa fille, Kéda s’est jetée dans le vide. Sa fille maudite par son sang bâtard, est une paria et, jeune encore, elle s'enfuit dans la forêt pour y vivre en sauvage. Titus grandit et commence à trouver trop lourd le poids de la tradition, il veut découvrir ce qu'il y a de l'autre côté de la montagne de Gormenghast. A l'occasion d'un déluge, l'univers de Gormenghast se retrouve englouti, et tout le monde (paysans, animaux) trouve refuge au château qui se transforme en une gigantesque arche de Noé. Les eaux montent, les êtres finissent par habiter les toits qui ressemblent à de gigantesques avenues. Les descriptions sont apocalyptiques. L'imagination de Mervyn Peake est, si j'ose le mot, débordante ! Lorsque la décrue arrive, Titus annonce à sa mère qu'il part et à bord d'une barque, il prend le large vers l'inconnu.

C’est alors que parut un enfant. Garçon, fille ou elfe on aurait pas eu le temps de le dire. Les proportions délicates étaient pourtant celles d’un enfant, et la vitalité ne pouvait appartenir qu’à l’enfance.
...
Il se persuada que mieux valait être un mystérieux roseau brisé à la fibre musicienne que de n’avoir jamais été brisé et d’être fait d’une fibre incassable, mais combien prosaïque, ayant à peu près autant de mystère et de musique dans les veines qu’il y a d’amour dans l’œil d’un condor.

Troisième tome : Titus errant
Titre original : Titus Alone, 1959
Dans le troisième opus Titus aborde le "nouveau" monde fait de fureur, de technologies inconnues, un monde qui ignore tout de Gormenghast, un monde qui l'ignore, lui. J'ai immédiatement songé à Reith, le voyageur du cycle de Tschaï (Jack Vance). Comme lui, il erre dans des mondes étrangers, trouve de l'aide mais doit toujours se résoudre à partir. Mervyn Peake est un homme moderne et visionnaire. Dans ce dernier volet, il parle des laissés pour compte, les abrite dans un monde souterrain ou plutôt sous-marin (sous le fleuve qui sépare les deux villes), une sorte de cour des miracles où vivotent dans cette grotte suitante ceux qui préfèrent être enterrés vivants qu'être morts dans une insensible urbanité. Mervyn Peake a inventé un monde fait de nos hantises et de nos rêves. Un univers où se côtoient l'absurde et l'attendu, où se frottent l'indulgent et l'éxécrable, où se heurtent bonté et ignominie, un monde qui ressemble au nôtre. Certains trouvent (je l'ai lu), que la fin du roman est plutôt "chaotique et confuse" à cause de la maladie de l'auteur. Je n'ai pas eu cette impression. En revanche, je reste sur ma faim quant au devenir de certains personnages attachants (Belaubois, le docteur Salprune...), mais déjà dans le deuxième tome, les morts de Fuschia et celle de la Créature arrivent bien trop brutalement. J'ai envie de dire "tout ça pour ça" et j'ai mal au coeur. Je me souviens, lorsque Keda était enceinte, qu'elle sentait que son enfant était surnaturel, je m'attendais à un destin plus mystique. Je suppose qu'il en est de même avec toutes les "saga" : les personnages vont et repartent avec leur vie propre qui nous échappe aussi sûrement qu'il y a toujours au moins une faute d'orthographe dans un menu chinois.

Le résumé, à mon sens, tient en ce premier extrait (lu à la page 174)
...
Les voyages de Titus à la recherche de sa demeure et de lui-même l'avaient entraîné sous bien des climats et il était à présent dans les murs protecteurs et tranquilles d'une fraîche maison grise où il avait la fièvre.
...
N'avez-vous jamais pris le monde dans vos mains comme un enfant prend une coupe de cristal de toutes les couleurs ? N'avez-vous jamais aimé le monde ridicule qui est le nôtre ? Le bien et le mal dont il est fait ?
...
Découpez, cher flic, la galette de votre cervelle pour que quelqu'un tire la fève.
...
Elle (leur ombre) essaima sur le tapis, grimpa le long du mur de livres et trembla de joie sur le plafond solennel.


Mon complément
S'il faut en terminer...

Ce qui perdure à la lecture des volumes de Titus c’est l’impression de s’ébattre dans une gigantesque volière. Les personnages ressemblent tous, à un moment de leur vie, à un oiseau. Le cercueil lui-même est assimilé à une cage. Mervyn Peake a ceci de particulier, c'est d'avoir un style charismatique. Son écriture prend corps sous nos yeux. Enfermée jusqu'à la prochaine page, elle s'échappe, nous agrippe les yeux dans un envoûtement infini. Elle est une puissance menue mais formidable à laquelle je ne résiste que le temps d'une courte pause. Voilà un homme qui manie le cruel et l'absurde sur le même plan, avec la même passion. Mervyn Peake est délicat et puissant. Tout ce qu'il a écrit, je l'ai vu. Tout ce qu'il a décrit, je l'ai compris. J'ai dû le lire à petite gorgée, comme pour éviter d'être saoûle et imperméable aux visions distillées avec art. J'ai dû le lire avec des gants de prudence, des repos isothermes pour éviter de me brûler. J'ai mis du temps pour venir à bout de l'histoire de Titus, non pas que ce soit ardu et malhabile, mais riche, si proche de moi que j'en avais le vertige. Oh ! Je ne suis certes pas la seule à avoir subi ses retombées comme des larmes de poésie, je ne prétends pas avoir l'exclusivité d'être tombée sous son charme. Oui, d'autres se sont inclinés devant Titus, moi je m'agenouille, je me recroqueville, comme retournée dans l'œuf, aux origines primitives. L'heure de la première cellule.

A mon tour, je voudrais convaincre les plus courageux à entreprendre la lecture des trois tomes, soient plus de 1330 pages, de création à l'état pur. Car il s'agit bien de cela. Les personnages, les lieux, leurs facultés, leurs coutumes. Tout est fantastique. C'est Dune sur une planète qui ressemble à la nôtre, le ver géant en moins.