19 septembre 2007

L'élégance du hérisson - Muriel BARBERY


Ce livre s’adresse à ceux qui savent, connaissent les philosophes et leurs théories, pour eux, la lecture se transforme en promenade de santé jouissive (je n’en fais pas partie car je suis nulle en philosophie), il y a aussi ceux qui veulent savoir (là, c’est moi !) et qui prendront le prétexte de combler leurs défaillances pour atteindre une capacité respiratoire digne, puis, il y a les moins résistants, les essoufflés, les paresseux, qui abandonneront au bout de deux tours de pistes et déclareront forfait car il y a beaucoup de références inconnues de ceux qui n'ont pas fait d'études littéraires.

Car lire Muriel Barbery, c'est un peu se lancer dans un sprint littéraire. Je m'explique. Il y a de très beaux paragraphes, de très belles tournures, des phrases sympathiques et originales, mais aucun repos de l'esprit. La course aux bons mots est une envolée tout au long du livre qui nous entraîne dans un curieux essor. J'avoue que je suis plus à l'aise lorsqu'il y a des vagues, une montée du spécial et une retombée de l'ordinaire. Avec Muriel, point de répit, nous sommes du début à la fin à marée haute, ce qui fait de son roman une œuvre pour érudits. Cependant, si, comme moi, vous êtes tenaces, et avez envie de connaître le réconfort après l'effort, poursuivez au delà des deux tiers du livre (page 261).

L'élégance du hérisson est le récit de deux journaux intimes, l'un tenu par Renée, la concierge cinquantenaire d'un immeuble cossu au 7 rue de Grenelle à Paris, le second par Paloma, une jeune fille de 12 ans (et demi) vivant dans le même immeuble, et qui a décidé de se suicider le jour de ses 13 ans ; à moins que, tout bien réfléchi, elle ne trouve d'ici là, un geste, un mouvement, qui soit digne de rester en vie. La jeune fille tient en fait deux journaux séparés : l'un sur l'âme qui expose ses réflexions en débutant par "Pensées profondes n° xx", l'autre sur le corps, qui présente ses observations sous les titres "Journal du mouvement du monde n° xx". Toutes deux vacillent dans leurs retranchements tout en décrivant leur vie, leurs observations et les liens avec leur entourage. Renée cache son penchant pour l'Art sous son habit de concierge abrutie et bougonnante. Paloma cache son intelligence rebelle en tentant d'échapper à sa famille, en refusant son destin.

Les deux protagonistes, les deux clandestines, se rencontrent au moment où entre dans leur vie respective, un homme inattendu, un nouveau propriétaire dans l'immeuble. M. Ozu est un japonais bien sous tous rapports qui va les révéler à elles-mêmes, tel un ange du destin. Apothéose délicate comme une fleur de lotus, ou plutôt un camélia (les initiés comprendront l'allusion).

Un livre qui m'a tiré des larmes à la fin, mais bon, je suis si sensible ! Mon problème ne fut pas de verser une larme, mais de l'avoir fait dans un lieu public, en l'occurrence le bus bondé de ce soir ; heureusement les gens sont bel et bien indifférents à ce qui se passe autour d'eux dans la vraie vie, de ce côté là, on est tranquille.

Tandis que, garante de ma clandestinité, la télévision de la loge beuglait sans que je l'entende des insanités pour cerveaux de praires, je me pâmais, les larmes aux yeux, devant les miracles de l'art.

Donc je chemine tranquillement vers la date du 16 juin et je n'ai pas peur. Juste quelques regrets peut-être. Mais le monde tel qu'il est n'est pas fait pour les princesses. Cela dit, ce n'est pas parce qu'on projette de mourir qu'on doit végéter comme un légume déjà pourri. C'est même tout le contraire.

Ces instants où se révèle à nous la trame de notre existence, par la force d'un rituel que nous reconduirons avec plus de plaisir encore que de l'avoir enfreint, sont des parenthèses magiques qui mettent le cœur au bord de l'âme, parce que, fugitivement mais intensément, un peu d'éternité est soudain venu féconder le temps.

Mme Michel, elle a l'élégance du hérisson : à l'extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j'ai l'intuition qu'à l'intérieur, elle est aussi simplement aussi raffinée que les hérissons, qui sont de petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes.

Attention spoiler
Addenda destiné à ceux qui ne pourront pas lire ce livre, ou qui désirent connaître la fin de l'histoire. Peu à peu, Paloma comprend que son suicide est incongru. Elle qui n'avait de goût à rien, se permet de croire qu'elle a un rôle à jouer dans le monde, un rôle à sa hauteur de petite fille sérieuse et désespérée. M. Ozu se rend compte qu'elle est ce qu'elle est et ce nouveau regard la rassure, la réconforte. Il ne lui parle pas comme à un bébé, mais comme à une personne digne de confiance et de compréhension.

Tous deux, complices, s'entendent pour prouver que Renée joue un rôle de composition. Ils ont compris que la concierge n'était pas aussi bête qu'elle s'efforce à le laisser croire. Renée aime les romans russes, au point d'avoir appelé son chat Léon en hommage à Tolstoï. Renée aime la grande musique, les peintres hollandais. Renée est prisonnière des apparences, il faut la sauver.

M. Kakuro Ozu, que tout l'immeuble tente d'approcher par curiosité, invite Renée, lui rend un peu de sa féminité. Elle, qui se sentait laide, va chez le coiffeur, porte une robe bien coupée, se maquille, au point que les dames de l'immeuble ne la reconnaissent pas lorsqu'elles croisent le couple Kakuro-Renée pimpante.

Renée revit, et en même temps, Paloma sort de sa coquille morbide, éclot dans son nouveau monde, un monde où le geste qu'elle cherche ailleurs est en fait en elle. Elle dit très joliment dans son journal :
C'est peut-être ça, être vivant : traquer des instants qui meurent.

Renée revit, elle se met même à croire à une amitié, la seule de sa vie :
...nous pouvons être amis. Et même tout ce que nous voulons.

Kakuro fait cette déclaration à Renée, ébahie et presque effrayée !

La fin du roman est un remake des chutes du Niagara. Renée, en voulant porter secours au SDF de la rue d'à côté, se fait renverser par une camionnette, un choc mortel, mais la mort ne vient pas de suite. Avant de partir, ses pensées se pressent devant elle, et elle passe en revue les moments phares dans la nuit qui approche. Elle parle à ses amis, les anciens comme les nouveaux.

Sa chère Manuela, la princesse femme de ménage :
Manuela mon amie.
Au seuil de la mort je te tutoie enfin.

Lucien, son mari bien aimé :
J'éprouve aujourd'hui un curieux sentiment, celui de te trahir ; mourir, c'est comme te tuer vraiment. Il ne suffit donc pas à l'épreuve que nous sentions les autres s'éloigner ; il faut encore mettre à mort ceux qui ne subsistent plus que par nous.

Kakuro, son dernier espoir :
Ce n'est que fugitivement que je pense à vous aujourd'hui ; quelques semaines ne donnent pas la clef ; je ne vous connais guère au-delà de ce que vous fûtes pour moi : un bienfaiteur céleste, un baume miraculeux, contre les incertitudes du destin.

Paloma, sa fille spirituelle :
Paloma, ma fille. Je n'ai pas eu d'enfant, parce que cela ne s'est pas fait. En ai-je souffert  ? Non. Mais si j'avais eu une fille, ç'aurait été toi. Et, de toutes mes forces, je lance une supplique pour que ta vie soit à la hauteur de ce que tu promets.

C'est beau n'est-ce pas ?

Oui, c'est beau. Et pour Marie-Louise S (MarieL), les derniers paragraphes de ce livre qui est une ode à la vie :
Toujours est-il que nous sommes descendus à la loge, avec Kakuro. Mais en traversant la cour, on s'est arrêtés net tous les deux en même temps : quelqu'un s'était mis au piano et on entendait très bien ce que quelqu'un jouait. C'était du Satie, je crois, enfin, je ne suis pas sûre (mais en tout cas c'était du classique).

Je n'ai pas réellement de pensée profonde sur le sujet. D'ailleurs, comment avoir une pensée profonde quand une âme soeur repose dans un frigidaire d'hôpital ? Mais je sais qu'on s'est arrêtés net tous les deux et qu'on a respiré profondément en laissant le soleil réchauffer notre visage et en écoutant la musique qui venait de là-haut. "Je pense que Renée aurait aimé ce moment", a dit Kakuro. Et on est resté là quelques minutes, à écouter la musique. J'étais d'accord avec lui. Mais pourquoi ?

En pensant à ça, ce soir, le coeur et l'estomac en marmelade, je me dis que finalement, c'est peut-être ça la vie : beaucoup de désespoir mais aussi quelques moments de beauté où le temps n'est plus le même. C'est comme si les notes de musique faisaient un genre de parenthèses dans le temps, de suspension, un ailleurs ici même, un toujours dans le jamais.

N'ayez crainte, Renée, je ne me suiciderai pas et je ne brûlerai rien du tout.

Car pour vous, je traquerai désormais les toujours dans le jamais.

La beauté dans ce monde.

12 septembre 2007

L'énigme du clos Mazarin - Jean d'AILLON


Le sujet
L'énigme du clos Mazarin nous emmène à Aix, au printemps 1647. Cette ville est le théâtre d'une conspiration visant à déstabiliser la politique du roi de France, Louis-Dieudonné, âgé de 9 ans, et donc de son ministre Jules Mazarin, par la vente de lettres de provision signées, sous la contrainte, par le frère du ministre, Michel Mazarin. Ces lettres permettaient de revendiquer une charge de conseiller au parlement. Or la ville est sur le point de s'agrandir, du fait de la vente d'un terrain, ce qui suppose une extension du parlement en place. Averti par le gouverneur de Provence, à qui les malfaiteurs ont tenté de revendre une des fameuses lettres, Mazarin envoie le fidèle et loyal Louis Fronsac enquêter sur l'origine des lettres, et surtout, d'empêcher que celles-ci continuent à circuler. Accompagné de ses 3 valeureux et fidèles compagnons, Gaston de Tilly, Bauer et Gaufredi, Louis, l'homme aux précieux rubans noirs, mène son enquête "tambour battant", ou devrais-je dire : "armes et épées au poing", afin de sortir vivant des nombreux traquenards que les ennemis du roi ne vont pas manquer de disposer autour de lui.

Le verbe
Au même instant, il aperçut - comme dans un rêve - la tête de son agresseur qui se détachait de son corps et qui volait doucement dans les airs. Je suis mort, pensa-t-il. Malgré cette certitude, il suivit du regard ce visage qui traversait la nuit et il le vit s'écraser, tout près de lui, dans un floc gluant répugnant.

Mon complément
Lire Jean d'Aillon, c'est un peu être un poisson plongé dans un bocal d'histoire. Partant de faits historiques dûment vérifiés, Jean nous conte les complots, mystères et énigmes historiques, il fait revivre les portraits des musées, manipule avec dextérité les écrits archivés et brode avec soin une histoire romanesque plus proche du polar que du livre d'heures, pour ma plus grande joie, car j'avoue bien volontiers n'avoir rien retenu de ma scolarité (ou si peu), et ce n'est que très récemment que l'histoire me captive.

Lorsque je lis Jean d'Aillon, il n'est pas rare de me voir sourire, ou rire et même essuyer une larme, tant les situations sont cocasses, truculentes ou émouvantes. Louis Fronsac, son héros récurrent, ancien notaire devenu enquêteur, m'emporte cette fois à Aix, une ville que nous découvrons aussi sale que la capitale à cette époque : boueuse, empestant l'urine et les excréments, véritable cloaque où cohabitent et survivent hommes et animaux. La rue qui permet à tout un chacun de faire ses besoins porte un nom des plus bucoliques :
C'est Lou Filadoux, le lieu où l'on fait ses selles sans façon ! Vous y trouverez toute la ville le pantalon baissé !
Bravo Jean ! Et merci pour cette évasion qui me fait bien comprendre que nous sommes des survivants (à la peste, à la famine, au manque de soins, aux guerres, aux réglements de comptes, etc...) et qu'il faut, je le pense sincèrement, toujours relativiser ce qu'est notre vie dans ce monde. Et ce que l'on veut en faire.

06 septembre 2007

Une prière pour Owen - John IRVING


Le sujet
John Wheelwright, le narrateur, se souvient d'Owen Meany, son ami d'enfance, son meilleur ami, son seul ami. Owen est un phénomène : il se croit l'envoyé de Dieu. De très petite taille, doté d'une inexplicable voix rauque, il surpasse pourtant ce qui aurait pu être de la disgrâce pour s'imposer et imposer sa foi. Différent physiquement, il l'est aussi intellectuellement : surdoué, critique, passionné. Il est également différent spirituellement. Quand Owen, à 11 ans, tue accidentellement la mère de John, il pense que c'est la volonté de Dieu. Owen n'est pourtant pas un illuminé, simplement, il a des visions et il n'y peut rien changer. Il rêve de son avenir, il rêve de sa mort. Il tient son journal dans lequel toutes ses certitudes se matérialisent noir sur blanc, en majuscules (comme les conversations d'Owen signalées par cette typographie tout au long du livre), et John récupérera le précieux souvenir à la mort de son fidèle ami. Au fil des pages, Owen et John grandissent. Classes préparatoires, université. Convaincu de son destin, Owen oeuvre sans chercher à y échapper. Au contraire, il va au devant de lui et le rejoint. Owen est persuadé qu'il va mourir au Vietnam (nous sommes à la fin des années 60). Il s'engage dans l'armée par foi, car il sait qu'il doit aller se battre pour "sauver des vies" : il s'est "vu" sauvant des enfants vietnamiens...Finalement, Owen perdra ses bras, et la vie, en se jetant sur une grenade lancée par un jeune schizophrène au milieu d'un groupe d'enfants réfugiés. Bien qu'il soit persuadé qu'Owen ne l'a jamais quitté, car il sait qu'Owen rôde dans sa mémoire tel un fantôme rassurant, sa disparition "physique" laisse John, à jamais inconsolable. Et c'est cette absence qui met en évidence l'existence de ce "Dieu" qui lui a ravi son seul ami.

Le verbe
Quand meurt, de façon inattendue, une personne aimée, on ne la perd pas tout en bloc ; on la perd par petits morceaux, et ça peut durer très longtemps. Ses lettres qui n'arrivent plus, son parfum qui s'efface sur les oreillers et sur les vêtements. Progressivement, on additionne les pièces manquantes.
Mon complément
John Irving est puissant, comme l'athlète qu'il est. John Irving est un être de conviction, qui déverse dans ce livre tout ce qu'il pense de la politique américaine, des encombrements de la foi, de l'inconcevable perdition de l'humanité, de la folie destructrice. Mais John Irving a de l'humour et il est intelligent, son humour est donc sous-tendu comme une toile d'araignée, trop fine pour être détachée. J'ai pleuré et j'ai ri, c'est donc pour moi un livre réussi car il m'a emportée dans son univers, par ailleurs fortement inspiré de la vie personnelle de l'auteur.
Les rituels sont d'excellents remèdes à la solitude.
Il donne à son héros un élan immense. Owen, va loin, plus loin que tout, plus loin que l'espoir. Owen s'entraîne avec John au basquet, une gageure pour ce petit homme d'un mètre 52. Et pourtant, chaque action aura sa réaction. Tout le livre est émaillé d'indices, comme des pierres blanches que seul le petit poucet saura repérer.
Je ne savais pas très bien comment prier, alors ; je ne croyais même pas en la prière. Si aujourd'hui on me donnait l'occasion de prier pour Owen Meany, je me débrouillerai mieux ; sachant ce que je sais, je serai capable de prier plus intensément.
Owen est un personnage attachant, c'est drôle car j'ai lu que certains l'ont trouvé exécrable. Non, pour moi, il est aussi attachant qu'Harry Potter. Owen a des parents imbéciles malheureux, qui sont certainement à l'origine de ses désillusions. Mais Owen est un battant. Un battant pour l'autre, pas pour lui-même.

Savoir qu'un tel être puisse exister est un réconfort, même s'il reste un être de fiction. Celui qui achève ce livre sans un pincement de cœur, ou n'importe quoi qui y ressemble, une grande respiration, un détournement des yeux pour arrêter la larme qui coule, n'est pas humain, je le dis comme je le ressens.

Je sais que certains ne sont pas parvenus à la fin sous prétexte de détails, d'autres affirment que c'est le meilleur d'Irving. J'ai trouvé les détails absolument indispensables pour entrer dans le champ de vision de John, ses perceptions, ses appréhensions, ses hésitations, ses regrets, ses souvenirs. Ce livre étant mon premier de l'auteur, je ne peux rien affirmer ou confirmer sur le second point.

A la fin du livre, John implore :
"O Dieu, par pitié, rend-le nous !

Alors, à son exemple, je demande à John Irving : "John, dites-moi qu'un tel ami a vraiment existé".