[JOURNAL] Noël 1977 : cassée comme une poupée


Ce Noël là, qui remonte à presque 50 ans, je m'en souviens comme si c'était hier avec une précision morbide. J'avais chuté lors d'une course de relais et mon pied gauche étant resté coincé sous ma jambe droite, mes os se brisèrent comme du verre : tibia et péroné. Le prof de gym voyant ma jambe en angle droit m'a quand même dit "lève toi c'est rien" , j'avais le coeur qui battait à tout rompre, comme ma jambe. Evidemment je n'ai pas pu me relever et c'est à cloche pied que je me suis trainée pour m'assoir. On a appelé ma mère et c'est elle qui m'a emmenée à l'hôpital central (Nancy), allongée sur la banquette arrière de l'AMI. Aux urgences, on m'a mis une botte gonflable pour pouvoir le transporter mais j'ai hurlé de douleur évidemment, ma pauvre jambe heureusement n'était pas ouverte ! La radio a confirmé ce qu'on pouvait supposer rien qu'à la vue de l'angle bizarre que faisait ma jambe : quintuple fracture entre genou, cheville, tibia et péroné. Je suis restée 5 jours sur un lit sans pouvoir me lever (je faisais mes "besoins" dans un plat bassin) avec ma jambe en extension grâce à une tige transperçant mon talon et une sorte de gibet avec poulie, le tout était censé réduire la fracture pour éviter l'opération d'ouverture.

Mon lit était le premier dans le grand dortoir des filles, juste après le box réservé aux maladies infectieuses, il y avait une fille avec une méningite. Lorsque les parents venaient voir leur enfant les après-midi ils butaient tous dans mon poids se qui tirait sur ma jambe et entrait une douleur atroce. Quand mes parents venaient, j'en profitais pour faire la grosse commission car je me retenais et je ne me sentais à l'aise qu'avec eux ! Parfois, des bénévoles passaient pour nous occuper avec des jeux, des livres, des perles pour faire des bijoux ; je ne voulais rien, je pleurais souvent, je voulais me lever et partir en vacances car cette année là nous devions aller chez ma marraine à Valenciennes, je pleurais car j'étais simplement malheureuse et effrayée.

Au bout des cinq jours, je fus opérée et récoltais un plâtre dissimulant une cicatrice longue de 20 cm. Noël était là et il ne restait que moi dans le dortoir des filles qui fut fermé pour désinfection et je fus transférée dans le dortoir des garçons et installée dans leur box des contaminés. Au début, les garçons étaient curieux de savoir ce que j'avais : il y avait 2 ou 3 garçons qui n'avaient pas pu rentrer chez eux pour Noël et ils venaient me voir car je n'avais pas le droit de me lever. Leur maladie était bien plus grave que la mienne, je pleurais d'être si malheureuse alors que ce garçon avait faillit perdre sa jambe sous un bus et il subissait depuis plusieurs mois des greffes de la peau pour reconstituer sa chair. Je ne sais plus ce qu'avaient les autres mais ils n'avaient pas pu rentrer chez eux. Leur venue me faisait du bien car c'est affreux de rester allongée, sans avoir envie de rien, ni lire, ni dormir. Une infirmière m'a emmenée à la salle de bain pour me laver les (très longs) cheveux : c'était drôle d'avoir la tête dépassant du brancard pour que les cheveux pendent au dessus de la baignoire le temps du shampoing et du rinçage. Je dois dire ici que chaque soir et matin, l'aide soignante ou l'infirmière qui venait me voir me faisait la bise comme l'auraient fait mes parents s'ils avaient été là.

J'ai pu rentrer au bout de 2 semaines d'hôpital, je suis restée 5 mois dans le plâtre depuis le haut de la cuisse jusqu'au pied, ayant le droit de marcher comme je pouvais, mais incapable d'aller en cours : on m'apportait les leçons à la maison et je travaillais seule. Je suis retournée en cours en mai, sans difficulté et avec une exemption de sport bienvenue après cette mésaventure. Egalement des séances de kiné pour remuscler une jambe qui avait fondu comme neige au soleil. L'année d'après, j'ai subi une deuxième opération pour retirer les vis. J'ai gardé longtemps la phobie de la course car je n'osais plus me "donner à fond". L'été, je faisais une fixation sur l'apparence de ma jambe qui était zébrée d'une longue cicatrice rouge que je cachais sous une jupe ou une robe la plus longue possible. Parfois je faisais des cauchemars, je rêvais que la radio montrait la présence des vis et qu'il allait falloir m'opérer : moi je disais qu'il y avait une erreur, que les vis avaient été enlevées, mais l'opération se faisait et évidemment, il n'y avait plus de vis. Longtemps j'ai gardé ces vis dans un coffret de bijoux, je ne sais pas pourquoi je n'arrivais pas à les jeter, comme si ces objets témoins avaient une importance. Je ne les ai plus. Il faut croire que j'ai fini par cicatriser.


illustration Molly Wormell

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