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[JIACO] Des moments d'éternité


Peu après mes quatre ans, le docteur préconisa à mes parents un changement d’air pour contribuer à l’amélioration de mon état de santé, c’est ainsi que je vécu une année auprès d’une tante de mon père et de son mari, à la campagne. Mes parents venaient me voir les fins de semaine, mais bizarrement, je n'ai pas gardé leurs visites en mémoire. Pourtant, les souvenirs de cette période ne me causent aucune tristesse, bien que j'eusse souvent pleuré l’absence de ma mère. Je me rappelle aussi mon rituel d'endormissement : je comptais le nombre de voitures qui passaient dans la nuit sur la route devant la maison, elles glissaient leurs phares au travers des persiennes qui empêchaient la nuit d'entrer tout à fait dans mon refuge. Le matin, je demandais du lait et du lard grillé, et j’épongeais la graisse de la poêle avec la mie de pain. Il n’y avait pas de salle de bain, je me lavais dans une grande bassine de zinc posée sur la pierre de l’évier devant la fenêtre tendue d’étamine. L’école était en face. Mon institutrice, ma maîtresse comme nous l’appelions à cette époque, s’appelait madame Alexandre, je trouvais son nom joli et elle aussi, elle ressemblait un peu à Twiggy Lawson, le mannequin anglais des années 60. Ce que je préférais à l’école, c’était l’odeur des couleurs. J'aimais bien mouiller mes godets de peinture avec ma salive, j’y tournais le pinceau jusqu’à ce qu’il soit bien imprégné de couleur. J'aimais follement aussi la confection des gommettes : avec une petite aiguille, nous découpions des formes géométriques dans des feuilles brillantes déposées sur un morceau de feutre que nous détachions délicatement à la manière d’un timbre dentelé ; il ne restait plus qu'à badigeonner sur la petite forme de papier un peu de cette colle blanche en pot qui sentait l’amande, puis de l'appuyer sur notre cahier du jour. Pendant la récréation, nous avions droit à un verre de grenadine à l’eau fraîche de la fontaine du préau, nous pouvions prendre plusieurs verres d'eau mais nous n’avions droit qu’à une seule dose de sirop, et le dernier verre rose avait un goût dilué. Après l’école, je rentrais bien vite et je me mettais à arroser les fleurs, ou à cueillir quelques fraises dans le potager que je mangeais aussitôt.

J’aimais beaucoup jouer à la dînette, j’invitais mes amis invisibles à des goûters démesurés de terre, d’herbe et de fleurs, qui ne prenaient fin qu’à l’appel navrant de ma tante pour le souper. J’aimais bien arroser le massif de pensées délimité par des bouteilles de verre retournées dont je remplissais le fond concave pour vider mon petit arrosoir. Le lendemain je vérifiais si l’eau était toujours présente, et lorsque ce n’était pas le cas, je me disais que la fée du jardin était venue boire le fond des bouteilles durant la nuit. J’étais une vraie sauvageonne, mais je me disais à moi-même que j’étais une princesse inconnue. J’avais d’ailleurs délimité mon royaume : le bûcher était ma salle d’apparat avec son trône de bois et je montais dans ma tour pour surveiller si la fumée sortait de la chaumière au bout du chemin de Colimont, signe que la sorcière du bois était rentrée chez elle.

Je me demande aujourd’hui si j’avais conscience que cette vie d’alors n’était que temporaire. Je pense que je ne me souciais pas vraiment d’un jour plus loin que le lendemain. Cette année particulière réside en moi comme un invité permanent, qui a ouvert une brèche dans ma fragilité et qui y est resté, recouvert d’une cicatrice invisible mais pesante. Je ne me souviens pas de mes parents et je ne sais dire pourquoi ce souvenir s’est envolé. Est-ce parce que je les rends coupables de m’avoir en quelque sorte abandonnée ? Je sais pourtant qu’ils ont fait ce qu’ils pensaient le mieux pour moi. Ils ont eu raison, ma santé s’améliora. Et je vécus à Yvoux des moments d’éternité.

Et je crois qu’il y a toujours quelque part en moi, la silhouette fervente de cette petit fille que j’étais alors, qui surveille inlassablement la cheminée de la chaumière sur le chemin de Colimont.

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