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[JIACO] Les revoir


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En lisant ce roman italien dans lequel le personnage principal est partagé entre le plaisir de revoir son ami et la douleur que lui causerait ces retrouvailles, ce qui lui fait s'interroger sur ses motivations à provoquer cette rencontre, je ne peux m'empêcher de penser à mes anciens camarades et à ce désir constant que j'ai de les revoir. Souvent mes rêves me font vivre mon enfance, je ne suis jamais très jeune et assez âgée pour me trouver sur des bancs de classe, en désarroi devant une copie illisible, je passe un examen. J'ai des sueurs froides rien qu'à revivre quelques minutes -le temps approximatif d'un rêve ou d'un cauchemar- cette époque scolaire durant laquelle je n'étais pourtant pas tellement heureuse. Retourner ainsi dans le passé, avoir des contrôles de mathématiques, ou revivre cet horrible oral du bac de français où un garçon me bouscula au moment où un professeur vint ouvrir la porte pour appeler le candidat suivant, moi, dans le but d'imposer sa petite amie car ils en avaient marre d'attendre. Je ne m'étais pas laissée faire malgré ma timidité maladive et j'étais entrée de force dans cette classe où j'avais dû préparer mon texte dans un état d'excitation incroyable, mon cœur ne pouvait ralentir tandis que je m'accrochais désespérément aux bribes qui me restaient de mes fiches de préparation. Le professeur m'avait demandé de commencer l'étude du texte à partir de la seconde phrase répétée. Quel dommage de ne pouvoir évoquer cette épanalepse ! Je n'arrêtais pas de fixer mes pensées sur ces contrariétés : l'attente interminable, puis la bousculade devant un professeur surpris et ma préparation de la poésie que j’adorais. Ma fébrilité était à un point culminant que je n'ai jamais retrouvé après, même le jour de mon mariage.

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Souvent je revis mon enfance en rêve et pourtant, si un être magique me proposait d'y retourner, je déclinerais. Si ma scolarité m'a apporté un ennui plus grand que tout ce que j'ai pu ressentir comme satisfactions, je dois reconnaître que sans mes amies, cette période aurait été insupportable. Et mon regret de cette époque vient de la perte de vue des amies d'enfance qui ont le plus compté pour moi et le sentiment que je ne vais jamais les revoir. Sophie M. chez qui j'ai joué tout un après midi à cache-cache dans sa grande maison de quatre étages et où j'ai goûté pour la première fois de la poudre acidulée dans une paille à sucer, friandise que mes parents refusaient d'acheter au prétexte que c'était mauvais pour les dents. Nathalie C. qui fut un double de moi durant longtemps, ce qui causa la grande douleur que je ressentis lorsqu'elle me trahit en se moquant de moi au prétexte que je n'avais jamais embrassé de garçon. A partir de ce jour je pris mes distances et ressentis une incroyable jalousie car je l'aimais. Christine A. que j'ai côtoyé longtemps après nos années de lycée puisqu'elle me suivit à la faculté. J'étais en DEUG A (mathématique-physique-chimie) et elle avait choisi le DEUG B (biologie). Nous nous apercevions au RU (restaurant universitaire) et avions d'incroyables fous-rires. Notre amitié s'était renforcée parce qu'elle admirait ma folie et j'aimais son humour. De plus, elle m'avait encouragé à créer ma fondation et était devenue la première (et seule) adhérente de la SADE (Société des Artistes en Droit d'Espoir). Elle fut assez aimable pour m'inviter à son mariage quelques années plus tard mais je ne pus hélas m'y rendre ayant quitté notre ville natale et peu après, le pays.

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Je n'ai jamais revu les personnes que je viens de nommer mais elles ne sont pas les seules qui ont compté dans mon enfance. A l'approche de la trentaine, j'ai revu Isabelle D. que je n'ai perdue de vue que pendant quelques années. Nous nous sommes connues au jardin d'enfants et sommes restées dans la même classe toute notre scolarité jusqu'en première. A cette époque, j'ai poursuivi en terminale C tandis qu'elle allait en D. Après le bac, elle a intégré directement l'école des sages-femmes où j'allais la voir dès que je pouvais. Je lui enviais son autonomie, une certaine liberté d'être interne et d'avoir une chambre comme un studio à soi, tandis que je vivais encore chez mes parents. Mon départ de France imposa la distance qui se creusa jusqu'à mon retour ; je repris contact bien que mes lettres n'avaient jamais reçu de réponse durant des années. J'ai connu Carole L. dans la dernière année du collège et nous sommes restées très proches bien qu'elle se soit immédiatement orientée en filière littéraire (A). J'aimais beaucoup aller chez elle car sa maison était un véritable musée rempli d'antiquités, et que sa chambre avait été installée dans l'ancien salon de musique du précédant propriétaire, en rez-de-jardin. Il y avait autrefois dans cette salle deux pianos à queue, je vous laisse imaginer l'espace que nous avions lorsque je la rejoignais pour passer un après-midi à écouter les disques de Supertramp ou de Barclay James Harvest qu'elle avait emprunté à son frère. Il était plus âgé que nous de quatre ou cinq ans et lorsque je le croisais, je rougissais toujours inutilement : il ne pouvait me voir au travers de sa frange de cheveux en bataille.

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L'énumération de mes amies d'enfance s'achève par Manue que je connais également depuis la maternelle. Nous nous entendions tellement bien que je soupçonne les institutrices de nous avoir affectées dans des classes différentes durant le primaire. On nous appelait les sœurs jumelles et nous avions exactement 10 jours d'écart, elle toute bonde et moi brune comme dans les demoiselles de Rochefort. Chaque année le premier jour de la rentrée toutes les filles étaient groupées en attendant l'appel de son nom afin de pouvoir prendre place dans le rang de sa classe. Chaque année je priais pour que l'on soit ensemble mais ces prières n'avaient aucun effet sur le tri. Manue fut mon mentor pour beaucoup de choses car nous nous voyions aux récréations. Elle savait beaucoup de choses dont je n'avais jamais entendu parler. Sa grand-mère l'avait initiée à l'anglais et nous chantions régulièrement des petites comptines anglophones dont nous ne comprenions pas les paroles. Chaque été elle partait en vacances aux "Baléares" ; cette destination lointaine avait une connotation de fête merveilleuse, un lieu mystérieux comme dans Le grand Meaulnes, pour moi qui ne connaissais que les mois d'été à la maison.

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Tous ces prénoms de mon enfance se balancent comme des poupées suspendues au plafond de ma mémoire. Une date, un parfum, une chanson, un livre, tirent les fils qui agitent des souvenirs tantôt stagnants tantôt vivaces. Il y a quelques années, je me suis inscrite au réseau social des Anciens Copains dans l'unique but de retrouver Manue que j'avais perdue de vue l'année de nos 20 ans lorsqu'à l'époque je partis sur un autre continent. En ce temps là, les moyens de rester en contact demandaient un effort qui s'est perdu ; il n'y avait pas la possibilité de déposer un cœur sous une photo, ou d'appuyer sur un bouton "j'aime" pour signaler sa présence, non, il fallait être ingénieux, trouver des anecdotes, envoyer des descriptions, détailler quelques projets d'avenir dans l'attente de revoir en échange une lecture semblable. Vingt ans plus tard je décidais donc de revoir Manue parce que j'avais rêvé d'elle et que l'impression qui me restait au réveil me poussait à agir. Je complétais mon profil, trouvais une photo de moi pas trop vilaine et je cherchais dans la base des copains si je la retrouvais, sans succès. Je ne tardais pas à recevoir quelques demandes de connexion et, dix jours après la création de mon compte, je reçus un message de Manue qui me contactait : elle aussi avait eu l'idée de me rechercher dans les Anciens Copains après avoir rêvé de moi.

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Ne pensez vous pas que certains actes relèvent parfois de la prédestination plutôt que du hasard ? Je ne tardais pas à répondre au message de Manue et le hasard voulut bien déterminer que, comme moi, elle habitât dans la banlieue parisienne. Nous convînmes d'un rendez vous quelques jours plus tard dans un restaurant italien du quartier latin. Quelques années nous séparent maintenant de ces retrouvailles et à chaque fois que nous nous voyons, nous redevenons un instant ces enfants dont nous avons replié le costume en pull à col roulé et pantalons "pattes d'éléphant" (sans oublier le débardeur en laine shetland qui grattait) telles que nous apparaissons toutes deux sur la photo de notre anniversaire dans le jardin de mes parents en cette année 1974. Revoir Manue, ou mes autres amies, est certainement un plaisir - donné par la satisfaction de nous retrouver, rajeunies par le récit de nos souvenirs, et les rires que notre mémoire parfois défaillante déclenchent - mais aussi une douleur - celle de pouvoir compter les années écoulées avec l'impression de n'avoir pas eu le temps de combler nos désirs, le regret de n'avoir pas pu réaliser les voyages de nos rêves, ou la tristesse fataliste à l'évocation de la maladie ou du décès de nos parents ou amis.

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Je retrouve Manue sur Paris en lui apportant des cartes postales qu'elle m'envoyait lorsqu'elle partait en vacances et que j'ai conservé dans un carton de souvenirs ; la lecture de ces modestes cartes la remplit de joie et fait surgir des larmes d'émotions dans nos yeux. Je rejoins Carole à L'Excelsior où nous reprenons méthodiquement l'ordre de ses déménagements nancéiens et les récentes activités commerçantes de sa grande famille avant d'attaquer la dégustation d'un repas à mes yeux moins succulent que le souvenir que j'ai des sandwiches que vendait sa mère à proximité du Point Central. Je visite moins souvent Isabelle qui habite dans une grande maison près de la frontière luxembourgeoise mais à chaque occasion, nous évoquons avec un immense plaisir notre "crush" pour J-M, notre prof de Mathématiques qui louchait légèrement et que nous avions surnommé Clarence, en référence au lion de la série Daktari. Tandis que je relis le dernier chapitre de mon roman où le chat de la maison fut involontairement le messager de la mort, transportant sur sa nuque les grains d'un pollen allergisant et fatal pour la victime qui aimait y fourrer sa tête, je songe à ces instants précieux qui nous réconfortent et qui savent également nous bouleverser.


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De ses brèves rencontres il reste des points blancs sur l'échelle du temps que l'on passe ensemble. Des points lumineux comme des bougies votives qui recueillent les instants quasi sacrés car rares, et jamais accomplis par obligation mais toujours par passion. Des points qui fissurent la ligne sinusoïdale de nos agendas rythmés entre les devoirs et les habitudes, qui ne laissent qu'à de rares moments la place à la surprise de l'incroyable bienfait du retour dans le passé, qui justifie le plaisir que l'on prend à parler du "bon vieux temps" et que chacun d'entre nous s'accorde de temps à autre. Hier encore je partageais le déjeuner de quatre camarades, le sixième convive ayant eu un empêchement, et nos rires auréolaient la terrasse ensoleillée d'une brasserie parisienne et témoignaient à grand renfort de bruits de verres entrechoqués notre plaisir de nous revoir malgré les douleurs intimes que chacun porte en lui. Si mes camarades d'école ont une place privilégiée dans mon panthéon des souvenirs, il en est de même pour d'autres amis rencontrés au fil des ans dans le cadre du travail ou des vacances, sans oublier ces rencontres fortuites et mystérieusement aléatoires des échanges sur les réseaux sociaux que je rappellerai à votre bon souvenir dans une autre correspondance peut-être car les douces amitiés dues à l'existence de ce journal de la Chronique des Temps Perdus méritent, pour certaines, d'être relatées ; mais pour l'heure j'achève ici ce récit consacré à mes amies d'école avant d'en commencer un autre qui sera pour M-P. qu'il me tarde de revoir.